Monachisme et Création
Pour illustrer le thème de notre réflexion je pourrais décrire une grande fresque historique mettant en avant le rôle des moines quant à la préservation, l’utilisation et la mise en évidence de la création tout au long du temps qui s’est écoulé depuis le début du monachisme au III ème siècle jusqu’à nos jours. Une très grande majorité des fondateurs et de ceux qui les accompagnaient dans leur quête se sont installés dans des lieux sauvages, peu habitables et très souvent incultes : pour survivre, il fallait trouver des points d’eau, les détourner, les rendre potables à l’utilisation. Il était indispensable de défricher en préservant l’outile. Il convenait d’ensemencer, de planter et de faire croître des produits sains susceptibles de nourrir la communauté naissante. Cela s’est réalisé dans un esprit de simplicité et de respect par rapport à la nature. Il fallait discerner : tout était bon, mais tout n’était pas profitable !
Très vite les ascètes ont utilisé des animaux pour le transport de produits, mais aussi pour préparer la terre et quelquefois pour la nourriture. Ces adjoints étaient respectés et aimés pour leur présence et leur efficacité.
Ce qui semble important de souligner c’est l’attitude fondamentale qui caractérise l’action de ces pionniers : MAÎTRISER la nature sans la détruire, la faire FRUCTIFIER dans le RESPECT de son mode de fonctionnement et LOUER le Créateur pour ces bienfaits : Que l’on pense à un Saint François d'Assise dont la relation avec la nature est particulièrement édifiante.
Il est important de noter aussi que dès l’apparition des Pères du désert puis au cours du moyen âge dans l’occident chrétien et encore de nos jours les moines ont utilisé les plantes à caractère médicinal pour se soigner et aider ceux qui les visitaient . Nous sommes bien là dans une vision juste de la gestion de la création telle que Dieu l’avait proposé à Adam.
Au demeurant, il me semble que nous devons aller plus loin dans notre réflexion : en effet ce que j’ai rapidement décrit n’est pas l’apanage des moines. Beaucoup d’autres hommes ont œuvré dans cet esprit dont certains scientifiques qui au travers de leurs recherches ont contribués et contribuent encore à une saine utilisation et préservation de la nature. Pour être plus précis il est très important de souligner le but qui motivait et qui motive toujours les moines dans cette démarche à savoir l’acquisition du Salut, entendons par là salut personnel lié ontologiquement au salut de tous les hommes et à celui de toute la création. Nous entrevoyons là la spécificité chrétienne et par conséquent monastique de la façon de vivre au sein de la nature crée par Dieu.
Comme nous le savons, le moine n’est pas meilleur qu’un chrétien dans le monde et il est toujours dangereux de mettre sur des piédestaux ceux qui n’ont pas à s’y trouver. Ce qui caractérise le cénobite ou l’ermite c’est qu’il est appelé, de manière privilégiée et par unique proposition divine, à vivre dans l’intimité de Dieu sous la forme d’une solitude catégorique. Ceci doit entraîner une réelle prise de conscience du moine quant à sa responsabilité prophétique face à l’accomplissement du salut du monde auquel il est amené à contribuer au travers de sa spécificité de vie. Et nous sommes bien là dans notre sujet, car le but final de la vie monastique, comme de la vie chrétienne tout court, n’est pas de sauver la création afin de s’en servir le mieux possible et le plus abondamment possible dans un mouvement égoïste. Ce n’est pas de se procurer par tous les moyens une jouissance excessive et avilissante entraînant une installation dans le temporel et un oubli de notre vocation à l’éternité. Le but final est d’atteindre le Salut dans un lieu et un temps sans limites où nous vivrons une intimité d’amour avec le Créateur selon sa volonté éternelle. « Tu nous as fait pour Toi et nos cœurs n’auront pas de repos avant de pouvoir se reposer en Toi »(St Augustin – confessions)
On peut donc dire que le moine est là aussi pour rappeler de manière prophétique que
« Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’éden pour le cultiver et pour le garder »(genèse II, 15) et non pas pour l’idolâtrer.
J’aimerais citer ici le Père Alexandre Schmemann dans une phrase tirée de son ouvrage « Pour la vie du monde » voici ce qu’il dit : « Le monde en tant que nourriture de l’homme n’est pas quelque chose de « matériel » il n’est pas limité à des fonctions matérielles, comme s’il était opposé et contraire aux fonctions spécifiquement spirituelles par lesquelles l’homme est relié à Dieu. Tout ce qui existe est don de Dieu à l’homme et n’existe que pour faire connaître Dieu à l’homme. Pour faire de la vie de l’homme une communion avec Dieu. »
Dans le mouvement qui se dessine aujourd’hui dans le monde pour la sauvegarde de la création il y a une ambiguïté : il n’est pas suffisant de dire que le but de ces énergies déployées est la sauvegarde de la création : il y a un but ultime à celui-ci c’est la sauvegarde de l’homme dans sa dignité, dans sa beauté qui est reflet de la beauté de Dieu, afin que jusqu’au bout il puisse se tenir debout dans la lumière de Dieu. C’est là que le moine en ayant fait volontairement un choix catégorique peut être un humble témoin du sens que l’on doit donner à la sauvegarde de la création , il doit réveiller les consciences par son attitude ascétique,juste et équilibrée où le gaspillage, la pollution et le détournement de la nature n’ont pas de place, mais où l’amour le respect et l’utilisation sage de tout ce qui lui a été donné par Dieu témoigne du véritable rôle de l’homme au milieu de la création. Encore une fois cette attitude ne doit pas être l’apanage des moines, mais elle doit susciter chez ces frères les hommes un comportement digne de la confiance que Dieu leur a fait, et si le moine ne se comporte pas selon cette éthique qui le fera ?
Beaucoup d’hommes et de femmes sont perdus sur cette terre et ne savent même plus quel est le sens de leur vie et ce qu’ils font sur cette planète ! c’est l’occasion pour le monachisme, comme il l’a souvent fait dans l’histoire, de susciter un éveil , un réveil , un nouvel élan vers le fondamental de la vie. Le caractère prophétique et spécifique du monachisme doit jouer ce rôle au côté et avec tous les frères chrétiens de la terre.
Pour illustrer mon propos, j’aime vous citer ce que disait , il y a quelques années ,le philosophe Régis Debray, à un groupe de religieux : « Nous vous demandons d’abord de nous réveiller. Nous avons besoin d’ouvrir les yeux sur le monde tel qu’il est : injuste,dangereux et peu évangélique, nous avons trop de gestionnaires et pas assez de prophètes, les paroles de vérité cherchent un asile »
Je suis heureux d’avoir l’occasion de souligner ,dans le cadre de notre réflexion, l’importance de ce qui s’est passé entre Adam et le créateur tel que cela nous est décrit au moment de la faute originelle. Monseigneur Kallistos nous dit à ce sujet : « que les humains ont été créés parfaits non pas EN EFFET, mais POTENTIELLEMENT.(…) l’état premier d’Adam était d’innocence et de simplicité « il était comme un enfant dont la maturité n’est pas encore achevée » dit St Irénée « Il devait croître et atteindre sa perfection » Dieu a mis Adam sur la bonne voie, mais la route était longue avant d’arriver au but final »(l’église des sept Conciles)
alors c’est au cours de ce que nous pourrions appeler l’adolescence d’Adam que ce situe le drame causé par l’orgueil du premier homme. On peut dire d’une certaine manière qu’à ce moment-là la création a été comme bloquée face à son évolution potentielle. Mais l’Amour miséricordieux du créateur à permis que tout puisse se poursuivre . En effet par la venue du Christ Sauveur et Créateur sur terre, non seulement le salut est proposé à l’homme, mais en même temps celui-ci devient co-créateur de l’univers et participe à nouveau à sa propre croissance spirituelle laquelle doit le mener à sa communion parfaite avec Dieu.
Là aussi le monachisme doit rendre présente cette réalité du Salut et surtout cette participation active de l’homme à celui-ci. En oeuvrant à la préservation de la nature et donc aussi à la préservation de l’homme , le moine, en vivant cette tension vers le Salut, doit rappeler aux chrétiens et à tous les hommes comment chacun doit s’y prendre pour vivre cette réalité.
La première chose que je voudrai exprimer c’est le rôle de la prière, cet art qui nous met en relation privilégiée avec le Créateur, ce moyen qui nous est donné de communiquer avec la Source de la vie qui devient but de notre vie. Le moine se doit, c’est sa tâche !, de rendre grâce à Dieu pour tout ce qu’Il nous a donné et nous donne encore. Il doit aussi intercéder pour lui-même, pour son salut ! mais il ne peut jamais s’exprimer ainsi sans se sentir lié à toute l’humanité entière et à toute la création. Ainsi, son cri de louange comme celui de supplication devient le cri de la terre et de tous les hommes, de tous les animaux mêmes et de toute la création. Le moine doit élever sa prière dans un élan de miséricorde pour tout ce qui l’entoure. Ainsi St Isaac le Syrien s’exprimait-il lorsqu’on lui demandait qu’est-ce qu’un cœur miséricordieux : « c’est, répondit-il, une flamme qui embrase le cœur pour toute la création, pour les hommes, pour les oiseaux, pour les animaux, pour les démons, et pour tout être créé.(…) à cause de sa grande compassion son cœur devient humble,(…) il offre des prières accompagnées de larmes pour les animaux sans raison, pour les ennemis de la vérité et pour ceux qui lui ont fait du tord, pour qu’ils soient protégés et qu’il leur soit fait miséricorde ! »
La seconde chose que je voudrai dire c’est l’importance de l’exercice de la charité que doit vivre le moine dans le but de sauver la création toute entière. Saint Silouane avait beaucoup souffert de voir un moine arracher inutilement une poignée d’herbes sur le bord du chemin, il s’est reproché longtemps d’avoir, par peur, ébouillanté des chauves-souris et la vue d’un serpent blessé le rendait malheureux. Lorsqu’il s’occupait des ouvriers de son monastère, il aimait les soulager en leur donnant de la nourriture et surtout de l’affection et il priait pour tous ceux qui étaient coupés de leur famille par nécessité. Nous aussi dans les monastères nous devons vivre ainsi : accueillir la nature , les animaux, mais aussi l’homme « abîmé »,« blessé » dans son corps , dans son âme, dans son psychisme et panser toutes ces plaies par le baume de la miséricorde. Un monastère en ce temps doit pouvoir, à la mesure de ses forces et de ses capacités, accueillir l’étranger, l’exilé politique, le malade du sida, le jeune drogué qui a perdu presque toute dignité et encore bien d’autres, non pas en développant une activité spécifiquement caritative, mais plutôt selon l’événement, recevant chaque personne comme une visite de Dieu, en prélude à l’amour partagé qui nous attend au prés du Créateur dans l’éternité : c’est cela aussi préservé la création !
Le moine ne peut se contenter de vivre dans sa « thébaïde » Il est relié ontologiquement à tous et à tout pour le meilleur et pour le pire. On a quelques fois parlé du rôle des moines dans la sanctification du temps par la prière, les offices, l’Eucharistie, mais l’expression n’est pas correcte, ce n’est pas le temps qui a besoin d’être sanctifié : c’est l’homme dans le temps et c’est l’homme avec tout le reste de la création que le moine doit présenter à Dieu « pour la Vie et pour le Salut du monde !»
Amen.
+ SYMEON
Higoumène du Monastère Saint Silouane