Monastère Saint Silouane

OBÉISSANCE ET BÉNÉDICTION DANS LA SPIRITUALITÉ ORTHODOXE

OBÉISSANCE ET BÉNÉDICTION DANS LA SPIRITUALITÉ ORTHODOXE
Parler de l’Obéissance n’est certes pas un sujet facile. En « Vivre » est encore plus difficile.
Le mot « obéissance » est loin d’être à la mode. Notre esprit le teinte d’un arrière-fond d’asservissement ou de rapport infantile à l’autorité. Dans toute tradition spirituelle authentique, et la spiritualité orthodoxe en fait partie puisqu’elle signifie qu’elle s’exerce selon « la voie droite », la vraie obéissance ne consiste pas à obéir servilement mais à bien écouter pour bien répondre, pour agir de manière libre et responsable.

Il faut se souvenir que le mot « obéir » vient du latin  « oboedire » qui signifie « écouter » et le même mot en langue hébraïque se dit « NICHMAa » et veut dire : « qu’est-ce qui a été entendu ? » (implicitement, par moi !). Il s’agit donc d’écouter Dieu pour mieux répondre à ce qu’Il attend de nous, d’être à l’écoute des personnes que l’on rencontre et des évènements qui surviennent afin de mieux leur être présent, d’écouter ses propres aspirations, ses idéaux et ses besoins, ses forces et ses faiblesses afin de ne pas passer à coté de ce pour quoi l’on est fait, d’avoir les oreilles et le cœur ouverts afin de grandir en vérité.

Par ailleurs, et ceci est probablement le plus important à retenir, la véritable obéissance ne peut se vivre que dans l’Amour et pour l’Amour, autant du coté de celui qui doit obéir que de celui qui invite à l’obéissance. Ainsi vécue, cette vertu apportera aux différents acteurs de cette aventure le grand bénéfice de la liberté. Liberté qui correspond bien à notre spiritualité orthodoxe.

Afin de vivre au mieux ce que je viens d’exprimer il nous faut trouver des références, des repères, des modèles. Car notre nature déchue ne favorise pas en nous une obéissance spontanée… Puisque nous sommes chrétiens, ou plus exactement que nous essayons de l’être ! Personne d’entre vous ne sera surpris si je propose le Christ Jésus comme le premier, et le seul, parfait modèle d’obéissance.

En effet, à la suite à une décision synodale trinitaire, il a été demandé au Fils de Dieu, deuxième personne de la Sainte Trinité, de venir sur notre terre en s’incarnant dans le sein de Marie, et ce, pour nous sauver. C’est donc par obéissance que le Christ agit mais cette obéissance est mue par l’amour qu’Il porte au Père et à l’Esprit, et aussi, ce qui n’est pas négligeable, par amour pour nous tous, hommes et femmes de cette terre.
À cause de cet Amour tout, en Jésus, est ordonné à la volonté de Dieu ; faire celle-ci est sa nourriture et sa vie. En conséquence il se montre obéissant à tout ce qui manifeste cette volonté : la loi juive, ses parents, les autorités, etc. – mais avec liberté ! 

Un premier exemple nous est donné lorsque ses parents revinrent le chercher dans le Temple de Jérusalem où Il discutait avec les docteurs de la loi. En réponse à l’obéissance qu’attendaient légitimement Marie et Joseph Jésus déclara : « Pourquoi donc me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je me dois aux affaires de mon Père ? » (Lc 2, 48-49). Tout se trouve en germe : sa conscience filiale, sa consécration absolue aux affaires de son Père céleste, la subordination de tout lien humain à son dessein.

Sa mission rédemptrice est conçue comme une obéissance au Père, comme l’exécution d’une disposition divine. Cette mission commencera par le début de sa vie publique au moment de son baptême par Jean. La note d’obéissance s’y trouve dans la parole assez énigmatique de Jésus : « Laisse faire maintenant : c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice » (Mt 3, 15), c’est-à-dire se soumettre ensemble au dessein de Dieu.

Il faut souligner que Jésus n’était pas un « illuminé » au sens péjoratif du terme. Il obéit à la volonté de Dieu transmise par la Bible, par ceux qui détiennent l’autorité légitime, religieuse ou politique, par les institutions juives, etc., auxquelles il acquiesce sans résister même quand elles agissent injustement.

Il convient aussi de souligner que l’attitude du Christ vis-à-vis de la loi juive est très nuancée. Il y est soumis en général et, en même temps, il est très critique à l’égard des tendances légalistes et pointilleuses vécues au nom d’une tradition juive (tradition des hommes) que Jésus refuse de mettre au même niveau que la loi de Moïse. Il fait preuve d’une certaine liberté par rapport aux usages. Jésus rappelle la hiérarchie des préceptes, la primauté du précepte de l’Amour. Il n’est pas un trublion par principe mais il se présente des cas où Il lui est impossible d’éviter la confrontation : par exemple la question du sabbat et celle des rites de purification… Ce qui compte avant tout pour le Seigneur c’est de vivre dans l’amour de tous les hommes et d’être le reflet de la bonté du Père.

Comme je l’ai évoqué au début de mon exposé cet amour du Christ Le conduit à vivre dans l’obéissance absolue au Père. Je pourrais citer de nombreux passages de l’Évangile qui en témoignent. Je ne vous  proposerai que quelques citations de sain Jean :
  « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre » (Jn 4,34).
« Que le monde sache que j’aime mon Père et que j’agis conformément à ce que le Père m’a prescrit » (Jn 14, 31).
« J’ai gardé le commandement de mon Père et je demeure en son amour » (Jn 15 ,10).

On le voit très clairement chez le Christ l’amour du Père est intimement lié à l’obéissance. Cette attitude qui scande la vie du Seigneur va le mener à l’acte suprême du salut du monde. Pour saint Paul, tout le drame de l’histoire du salut se ramène à une question d’obéissance envers Dieu : « De même que par la désobéissance d’un seul homme, Adam, la multitude a été rendue pécheresse, de même aussi par l’obéissance d’un seul, le Christ, la multitude sera-t-telle rendue juste » (Rm 5, 19) .

Voyons comment se concrétise cette obéissance du Christ qui nous apporte le salut, qui nous rend justes ! C’est encore saint Paul qui nous apporte la réponse dans l’épître aux Philippiens : « Lui, de condition divine, ne retient pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais Il s’anéantit lui-même, prenant la condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, Il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! Aussi Dieu l’a-t-Il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au dessus de tout nom » (Ph 2, 6-9). Et nous revivons chaque année pendant la semaine sainte lors des lectures sur la Passion du Christ ce que saint Paula  résumé ici en quelques mots Ce qui pourrait paraître à nos yeux comme pur masochisme est en fait la réalisation concrète de l’amour de notre Dieu, Jésus, dans l’obéissance totale à la décision  trinitaire dont j’ai parlé en premier lieu. Le Seigneur veut nous faire comprendre, non par des mots, mais par son expérience, combien nous sommes aimés par Celui qui nous a créés.

Non seulement Il va vivre une souffrance terrible, se sentant rejeté par ceux qu’Il aime mais cette souffrance va le mener jusqu’à la croix, et tout ce qui aura précédé… et ce qui précède la croix n’est pas rien !  Il y a les critiques méchantes des pharisiens, les moqueries, les incompréhensions de l’entourage, etc.  Puis tout se précipite : Jésus se rend avec ses apôtres à Gethsémani, Il se met à l’écart pour prier et la peur, la vraie peur humaine L’envahit au point que sa sueur se mêle de sang et qu’Il s’écrie : « Si c’est possible que cette coupe s’éloigne de moi ! » Il est en plein désespoir. Mais il ajoute aussitôt : « Cependant, non pas ma volonté mais ta volonté ». Voilà l’un des moments clés du mystère du salut.

Le second moment lui sera fort semblable, lorsque sur la croix Il s’écrie : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »  On dira que Jésus récite le début d’un psaume. C’est vrai. Mais on oublie que c’est avant tout le cri d’un homme, du psalmiste, du Christ Lui-même, face à cette horrible souffrance. Nous sommes de nouveau face au désespoir du Seigneur. Mais, là encore, Il manifestera aussitôt son abandon volontaire au Père en prononçant ces paroles salvatrices : « Père, je remets mon esprit entre tes mains ». L’obéissance de Jésus est alors totalement accomplie. Et nous devons garder ces paroles comme un véritable trésor où nous pouvons aller puiser à chaque fois qu’il est nécessaire.

« La kénose de la divinité, son abaissement qui atteint là pour ainsi dire à l’anéantissement – affirme le père Serge Boulgakov – est si profonde que l’abîme de la mort s’ouvre devant le Dieu‑Homme, avec les ténèbres du non-être, dans toute l’intensité de l’abandon par Dieu. Le gouffre vertigineux du néant de la créature bée pour le Créateur Lui-même. Et la haute plainte sur la croix exprime l’extrémité dernière de cette dévastation de la Divinité, épuisée, crucifiée… Son cri expirant est alors remplacé par l’invocation au Père, qui est l’issue de la kénose : “Père, je remets mon esprit entre tes mains”, puis la parole qui clôt tout cela : “C’est accompli” ». Du Verbe incarné.

Le Seigneur Jésus avait enseigné que personne n’a de plus grand amour que celui qui donne sa vie pour ses amis. Lui, la Vie, donnait tout de Lui-même. Il était la plus belle expression, le sommet, de l’amour. Il aimait comme Dieu seul peut le faire ! D’un amour grand comme Dieu même. Et cet amour se réalise dans une obéissance parfaite ! Le jésuite Emile Meersch écrivait ceci : « Ce rédempteur est le Christ dans l’acte suprême de son amour, le Christ dans l’acte où il éclate d’amour en quelque sorte, pour être toute OBÉISSANCE au Père et toute oblation aux hommes ».

Vous l’aurez compris aisément, dans ces quelques lignes j’ai voulu mettre en évidence que pour le Christ, modèle parfait, amour et obéissance se compénétraient au point d’être indispensablement liés. J’ai voulu aussi que nous allions à l’essentiel pour réfléchir sur ce thème délicat de l’obéissance dans la tradition orthodoxe. Certes le modèle de Jésus comme parfait obéissant est inatteignable pour aucun d’entre nous. Mais ma proposition est d’ouvrir le coffre pour que nous puissions puiser, même un tout petit peu, dans le trésor qu’il contient.

En effet, si l’on veut être honnête, l’obéissance chrétienne est plus que difficile pour l’homme que nous sommes. Je ne parle pas ici de ces petites obéissances accomplies aisément, ces petits services qui sont à notre portée et qui, en définitive, ne présentent pas de difficultés dans leur réalisation. J’exclus aussi ce que j’appellerai « l’obéissance organisationnelle » que l’on trouve dans diverses institutions sociales, professionnelles ou militaires, encore que l’on puisse vivre celle-ci chrétiennement… Non je veux fondamentalement parler de l’obéissance qui nous libère de la mort et du péché ! Je veux donc parler aussi de liberté. Le Christ nous dit : « Si vous demeurez dans ma parole – si vous obéissez à ma parole – vous êtes vraiment mes disciples. Vous connaitrez la vérité et la vérité vous rendra libres » (Jn8, 31).  Mais cette vérité dont Il parle n’est pas une réalité philosophique ! La vérité c’est Lui-même et c’est en essayant de Le suivre sur le chemin de l’obéissance que nous deviendrons libres.

Il n’en demeure pas moins qu’obéir est souvent à la limite du possible si l’on veut le faire seul, par soi-même. C’est sans aucun doute le premier piège à éviter ! La prière humble et sincère est certainement le premier moyen à utiliser pour obtenir le secours de Dieu et une plus grande facilité à obéir. Compte tenu de tout ce que je vous ai décrit précédemment, c’est avant tout vers le Christ qu’il faut se tourner. Mais nous pouvons demander l’intercession de saints et de saintes qui nous ont précédés dans la foi et qui connaissent d’expérience la vie sur cette terre… Par ailleurs s’adresser aux saints, c’est faire preuve d’humilité devant Dieu vers qui nous n’osons pas nous tourner directement en raison de nos faiblesses… Puisque nous parlons des saints, il me semble que lire ou relire leurs vies, lorsqu’elles sont bien écrites, avec authenticité et inspiration, peut nous encourager à vivre telle ou telle situation délicate voir désespérante… Il y a quelques années, dans une période de tribulation et de doute face à une situation où seule l’obéissance était la vraie solution, j’ai connu quelqu’un qui a lu avec grand bénéfice la vie de saint Nectaire d’Égine et qui a retrouvé la paix du cœur.

Une autre possibilité, en cas de nécessité, est d’aller trouver son père spirituel et de lui demander conseil. Cela peut se faire avec son confesseur ou tout simplement avec l’aide d’un ami avancé dans la vie spirituelle. Et lorsque la situation est trop lourde allons tout simplement par la pensée auprès du Seigneur en relisant le passage relatant sa prière à Gethsémani et demandons lui humblement secours… Il ne faut pas hésiter à revenir, dans une prière insistante, lorsque l’obéissance nous semble trop impossible. Dieu et les saints aiment que nous soyons têtus avec eux !

Puisque nous parlons de l’obéissance dans la spiritualité orthodoxe, il est difficile d’éviter de méditer sur l’obéissance monastique. Or le moyen par excellence dont dispose le moine pour vivre selon Dieu c’est l’obéissance ! Nos pères sont unanimes : c’est avant tout par l’obéissance que le novice apprend (et il apprendra toute sa vie…) à devenir moine. C’est le Christ qui nous appelle à la vie monastique. Et celui ou celle qui répond ne peut le faire que parce que le Seigneur Jésus l’a séduit dans son âme par son amour : « C’est pourquoi je vais la séduire, la conduire au désert et parler à son cœur » (Os 2, 16). Cet amour infini de Dieu se manifestera de manière particulière pour chaque personne et dans un respect total de celle-ci. Et c’est la délicate attention du Seigneur qui engendrera un désir profond de donner suite à cet appel, qui sera une première expérience de l’obéissance…

Ainsi avec le secours de la grâce de l’Esprit Saint, le moine acceptera « d’enchaîner » ses passions et sa volonté propre et sera disposé à répondre « qu’il me soit fait selon ta parole », selon le parfait modèle de la Mère de Dieu. Mais « comment cela se fera-t-il ? ». Cette question posée par Marie à l’archange Gabriel, nous pouvons aussi la formuler. La réponse est connue : c’est par l’action de l’Esprit Saint qu’il nous sera possible de concrétiser notre « oui » au Seigneur. En effet le novice qui pense pouvoir réaliser ce don de lui-même par ses propres forces et sa propre volonté risque fort d’être déçu et, plus grave encore, de tomber dans le gouffre de l’orgueil où le démon l’aura poussé.

Je vous parle de la vie monastique parce qu’il n’est pas si difficile de transposer cette façon de vivre l’obéissance dans un autre contexte, comme par exemple le mariage : les formes d’engagement sont différentes mais les moyens sont assez proches à quelques nuances près. Par ailleurs la vie dans l’Orthodoxie a toujours été teintée d’une certaine coloration monastique tant dans l’organisation de sa vie liturgique que de sa vie ecclésiale. Mais là aussi avec des nuances. Et dans tous les cas de figures il ne s’agit jamais de « copier » une situation. Il n’y a rien de plus risqué que de vouloir vivre en moine alors que l’on est marié… : c’est le meilleur moyen pour aller vers la catastrophe…

La vie monastique est simple. Mais sans l’exercice de l’obéissance elle n’est rien ! Et je ne connais personne qui ait persévéré dans ce mode de vie sans un désir réel d’être obéissant. C’est volontairement que je dis « sans un désir », car rares sont ceux qui parviennent à l’obéissance parfaite. Mais ceux qui y aspirent profondément se trouvent sur la bonne voie. L’expérience nous le fait comprendre : l’obéissance libère ! Mais de quoi libère-t-elle ? De l’orgueil qui réside en nous, constituant la racine profonde de toutes nos fautes. Par exemple : nous avons une tendance naturelle à l’égoïsme, nous nous replions sur nous-mêmes, nous voulons avoir raison en exerçant notre volonté propre… En acceptant l’autorité du père spirituel, en s’efforçant d’obéir à la demande de nos frères et en accueillant les évènements comme des visites de Dieu, alors, progressivement, nos chaînes tomberont et nous goûterons la paix intérieure… L’obéissance monastique a pour seul but d’acquérir une plus grande liberté vis-à-vis de nos faiblesses et de nos passions, et ainsi de vivre dans une plus grande intimité avec le Seigneur. Les saints Pères nous parlent souvent de la prière et du jeûne, mais on remarquera qu’ils donnent une place bien plus importante à l’obéissance : « Tu peux prier beaucoup, tu peux jeûner souvent, mais si tu pratiques tout cela sans obéissance tu perds ton temps et tu tomberas dans l’orgueil ».

L’obéissance véritable demande une très grande humilité. Elle s’acquiert au long d’un combat sans cesse renouvelé – et qui peut durer toute une vie… Plus le moine est conscient de son péché, plus il devient capable de se déposer aux pieds du Christ pour demander son secours, et plus il lui sera aisé de s’abandonner dans l’obéissance : ainsi, progressivement, il fera l’acquisition de la vraie liberté… L’on comprend maintenant que l’obéissance monastique est une « clé » qui ouvre la porte de la liberté spirituelle, elle-même porteuse de paix et de joie de la part de Dieu.

Comme je l’ai déjà dit cette manière de vivre, si elle appartient au monachisme, peut aussi s’appliquer, et s’applique souvent, dans le cadre de la vie familiale chrétienne et peut apporter beaucoup de vraie liberté à ceux qui, avec la grâce de Dieu souhaitent s’y conformer. Nous devons aussi souligner que l’obéissance ne doit pas être vécue comme une simple discipline, elle est plus que cela car elle a à sa source un désir profond d’aimer ! D’aimer Dieu et d’aimer son frère. Dans une communauté, celui qui aime son frère ou sa sœur cherchera spontanément à faire sa volonté ce qui, bien souvent, nécessitera de s’abaisser. Mais il est évident que sans humilité et sans obéissance dans le quotidien banal, aucun d’entre nous ne saurait accomplir la volonté de Dieu au moment où elle se manifestera…

Dans cette école qu’est le monastère le moine apprend à percevoir les pensées et les souffrances de son frère dans un exercice concret d’obéissance à celui-ci. Ainsi son cœur s’ouvre à une plus grande compassion, non seulement envers les membres de sa communauté, mais aussi pour le monde entier avec lequel il actualise un véritable lien ontologique, et l’amour du prochain lui devient naturel. Saint Silouane en est sans aucun doute le modèle accompli. Sa prière et ses larmes pour le monde ont contribué au salut du monde. Mais ceci n’a été possible qu’en vertu d’une obéissance intense, profondément désirée et exercée avec force. Ainsi ayant acquis une véritable liberté, il a pu aller jusqu’à dire que l’amour des ennemis est le critère de la vraie foi !

Je terminerai sur ce sujet en disant que le Père Sophrony parle de l’obéissance monastique comme d’un véritable sacrement. Ce qu’il suggère c’est que la relation entre le père spirituel et le novice a un caractère sacré. En enseignant le jeune moine, le staretz lui ouvre la possibilité de connaître la volonté de Dieu sur lui, et ainsi de participer à la vie divine. C’est en ce sens que l’on peut parler de sacrement.

Essayons maintenant de réfléchir à ce qu’est l’obéissance dans la vie de l’Église.

Il est clair, selon ce que j’ai évoqué précédemment, que nous devons nous obéir les uns aux autres ou, au moins, nous y efforcer. Ce n’est que la traduction du commandement du Christ : « Aimez-vous les uns les autres ». Si nous essayons de vivre cela nous sommes sur la bonne voie, la voie de l’unité.

Je voudrais citer ici les paroles du saint métropolite Wladimir, extraites de son message lors de l’assemblée diocésaine de l’Exarchat en 1949 : « Frères, gardons à l’esprit la sainte vérité concernant l’unité de l’Église. Notre Seigneur Jésus-Christ a posé comme loi fondamentale de la vie l’amour, en nous révélant par la bouche de son disciple bien-aimé que Dieu Lui-même est Amour pur. Mais qu’est-ce que l’amour, si ce n’est l’unité parfaite ? Devant sa mort salvatrice, le Seigneur n’a-t-Il pas prié pour que nous soyons tous un, tout comme Il est un avec son Père ? (…) Dieu nous enseigne que nous devons avoir une seule âme, un seul désir et un seul sentiment, car nous sommes un en Christ… ».

Lorsque l’Église s’est organisée dans la mouvance du Saint Esprit, il a été mis en place un mode hiérarchique de fonctionnement. La gestion spirituelle de la communauté fut confiée à des anciens, des presbytres, des épiscopes  dont la mission fondamentale était de confirmer leurs frères dans la foi, de les y faire grandir et d’être les garants de cette foi, comme le dit saint Paul : « Ô Timothée, garde le dépôt… ». Il faut remarquer qu’à cette période la distinction entre presbytres et épiscopes n’est pas clairement définie. Il suffit pour cela de relire son épître à Tite (ch. 1, 5-9) pour nous en convaincre. Ce sera plus tard, aux environs de l’an 110, comme le mentionne le Père André Borrely dans son ouvrage de réflexion sur l’Église, que saint Ignace d’Antioche nous parlera de l’importante place de l’évêque lorsque disparurent les apôtres. La structure des Églises locales est à cette époque fortement hiérarchisée. Désormais un « episkopos » unique se trouve à la tête de chaque Église locale. Il est entouré d’un collège d’anciens « le presbyterium » et il est assisté de diacres. (…) Chef de l’Église locale, l’évêque visible est l’icône de l’Évêque invisible, le Christ,  et son représentant.

Mais il ne suffit pas d’avoir une Église bien structurée pour qu’elle fonctionne parfaitement selon l’esprit du Christ. Toute l’histoire de l’Église nous montre qu’au travers de chaque période de sa vie, la moindre petite faille, que nous provoquons par nos faiblesses, permet au démon de s’engouffrer avec force et violence dans le seul but de détruire ce que Dieu a mis en place. C’est pour cette raison que la notion d’obéissance est capitale dans le bon fonctionnement de l’Église. Obéissance humble, désirée et demandée dans une prière intense par tous les membres de la communauté locale. Lorsque je parle de l’obéissance par tous je veux dire par là que les fidèles, les prêtres, les diacres, les évêques doivent tous s’efforcer de vivre de cette obéissance. Bien sûr chacun à son niveau et selon ses responsabilités. Il y a quelques années un laïc voulant me provoquer gentiment me dit : « Bien sûr tous les membres de votre communauté doivent vous obéir, mais vous ? C’est facile pour vous !... » Je lui répondis que la première partie de sa remarque était juste mais non la  seconde.

En effet je considère que l’attention d’amour que je dois porter à tous mes frères et sœurs implique obligatoirement une obéissance à leur égard, je dois les respecter dans leur histoire, leur cheminement, leur caractère, leur faiblesse et leur sensibilité. Ceci va souvent à l’encontre de ce que je souhaite mais me permet, avec la grâce de Dieu, de garder l’unité de la foi dans l’amour. Contrairement à ce que cet homme croyait, c’est tous les jours que j’obéis, et pas toujours avec facilité. Ceci sans parler de l’obéissance que je dois à mon propre père spirituel, à mon archevêque et, bien sûr, au Seigneur Jésus…

Je pense pouvoir dire, avec grand respect, que même notre patriarche Bartholomée se doit d’expérimenter la même réalité ! Et je suis certain que c’est ce qu’il vit, dans un quotidien qui ne doit pas être constitué seulement de doux compliments et d’agréable vénération à son égard… Comme tout évêque, il se doit tout à tous et, présidant à la charité, il doit résoudre souvent des problèmes parfois cruciaux ! N’oublions pas que tout évêque, fut-il patriarche, lorsqu’il est consacré, devient « comme un agneau qu’on mène à l’abattoir », à l’image de Celui qu’il représente, le Christ Jésus Lui-même. Comme nous le voyons, pour chacun d’entre nous l’obéissance est loin d’être une vertu facile. Mais il nous faut souvent revenir sur cette phrase prononcée par le Christ Jésus à l’intention de ses apôtres : « ce qui est impossible à l’homme est possible à Dieu ».

Pour conserver notre unité, nous devons faire preuve d’obéissance envers l’Église, envers nous tous, qui que nous soyons. « Quand nous obéissons à l’Église, nous rappelle saint Porphyrios, c’est au Christ en personne que nous obéissons. Le Christ veut que nous devenions un seul troupeau sous un seul pasteur (…). Nous devons être en peine de l’Église. L’aimer beaucoup ! Nous sommes tous l’Église. » Vie et Paroles, p. 126..

Pour terminer sur ce thème de l’obéissance je ne résiste pas à l’idée de vous rappeler l’histoire particulière du sacrifice d’Isaac et d’en tirer les conclusions. C’est au moment où tout semble réussir dans la vie du patriarche Abraham que Dieu veut éprouver la fidélité de son ami et sonder les sentiments de son cœur. Nous dirions aujourd’hui : s’il est capable d’obéir ! Dieu lui demande non seulement d’accepter que son fils Lui soit offert mais d’offrir lui-même en holocauste ce fils bien aimé, espoir unique de sa vieillesse… Dieu demande à Abraham de coopérer librement à l’accomplissement de sa volonté, même si son cœur de père doit en être crucifié, même si tout en lui se révolte devant une action si cruellement inhumaine aux yeux de sa raison. Pendant le voyage qui doit le mener au lieu de l’holocauste, Abraham offre à Dieu un sacrifice vraiment intérieur en désirant exécuter sa volonté. Cet holocauste intérieur est une totale obéissance ! Et Dieu attendait avant tout cet holocauste intérieur du cœur et non la mort physique d’Isaac. On voit très clairement ici que foi, obéissance et amour sont intimement liés. Que Dieu nous donne la grâce de recevoir au moins une part de la vertu d’Abraham.

Je terminerai sur la notion de bénédiction dont il m’a été demandé de vous parler.

Dans la tradition de notre Église, demander la bénédiction revêt un sens très particulier, aisé à comprendre, mais que l’on oublie souvent. Le mot vient du latin « benedictio », de « bene dicere », et signifie l’action de bénir par la parole et/ou le geste. La signification du mot « le fait de dire du bien » indique déjà les deux sens qui lui sont habituellement connus :
1.synonyme de louange : une prière de bénédiction peut-être destinée à remercier Dieu pour son aide et à Le louer ;
2.synonyme d’un bienfait demandé : ainsi un célébrant invoquera la bienveillance divine sur un fidèle ou sur une assemblée.
Déjà dans l’Ancien Testament le mot bénédiction est utilisé fréquemment (67 fois) et très souvent par les patriarches qui bénissent leurs fils afin de leur transmettre la bénédiction qu’ils ont eux-mêmes reçue de Dieu. Ce dernier exemple est très clair et resitue bien le sens de la bénédiction.

Dans notre tradition c’est la réception et la transmission d’une grâce de Dieu par l’intermédiaire de celui ou celle qui l’a reçu préalablement. En aucun cas il s’agit d’une demande d’autorisation. Celle-ci peut-être demandée et accordée dans le cadre de l’Église mais ne relève pas de la même réalité. La demande d’autorisation à un caractère disciplinaire, qui a d’ailleurs sa place légitime en toute circonstance, mais ne remplace pas la demande de bénédiction.

Ce qui veut dire qu’un moine qui demande à son père spirituel : « Est-ce que vous bénissez que je sorte en ville pour faire des courses ? » est une demande mal formulée. La bonne demande serait : « Père bénissez-moi pour que je sorte en ville pour… » Dans le premier cas il s’agit d’une demande d’autorisation plus ou moins consciemment déguisée, dans le second il s’agit bien de ce que nous entendons par bénédiction dans la tradition de l’Église.

Il est très important de souligner que celui ou celle qui demande une bénédiction le fait en conscience et s’adresse à son père spirituel, à son confesseur ou à son évêque afin que la demande formulée soit bien dans le but de la réalisation de la volonté de Dieu. Et nous voilà revenu au thème de notre réflexion première, à savoir l’obéissance !  En effet, vouloir accomplir la volonté divine n’est autre que de chercher à obéir à Dieu, serait-ce par les intermédiaires que Celui-ci s’est choisi. Et demander la bénédiction à son évêque ou son père spirituel a bien pour finalité de réaliser au mieux le désir divin.

J’aimerai conclure par une parole de saint Silouane l’Athonite. Je vais me permettre de l’adapter une peu mais je suis certain qu’il ne m’en voudra pas. Il parle du rôle du père spirituel et je me permets d’ajouter « ou de l’évêque » car je considère que l’un des rôles importants de l’évêque est d’être Père spirituel de son diocèse. Voici donc ce texte :

« Les prières d’un père spirituel, ou d’un évêque, ont une grande force. J’ai beaucoup souffert de la part des démons à cause de mon orgueil mais le Seigneur m’a rendu humble et a eu pitié de moi grâce aux prières de mon père spirituel, ou de mon évêque, et à présent le Seigneur m’a révélé que le Saint Esprit repose sur les pères spirituels, et sur les évêques, et c’est pourquoi j’ai un grand respect pour eux. Par leur prière nous recevons la grâce du Saint Esprit et la joie dans le Seigneur qui nous aime et qui nous a donné tout ce qui est nécessaire pour le salut de nos âmes. »

Et saint Silouane nous confie par ailleurs : « Un père spirituel, un évêque, doit se réjouir quand le Seigneur conduit vers lui une âme qui veut se repentir ; et, selon la grâce qui lui a été donnée, il doit soigner cette âme, et pour cela il recevra de Dieu une grande récompense, comme bon pasteur de ses brebis »

Amen. Pardonnez-moi et priez pour moi.

+ Archimandrite Syméon
       de Saint-Silouane

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